L’art de la traduction : est-ce l’affaire des machines?
Le 4 décembre 2024
Lorsque Google Traduction s’est pointé sur la scène en 2006, ce fut une révolution pour ceux et celles d’entre nous qui travaillent avec plusieurs langues (mais qui n’en maîtrisent qu’une seule). C’était assez magique de pouvoir traduire quelques mots sans un dictionnaire. À l’époque, Google ne pouvait que fournir des traductions de base. En effet, si on essayait de traduire des phrases plus longues, on obtenait souvent des traductions fausses, et souvent hilarantes. La technologie a beaucoup évolué depuis et d’autres sites de traduction, tels Deepl, font un bien meilleur travail. Mais avons-nous atteint le point où les êtres humains ne sont plus nécessaires?
Dans un récent webinaire CarriersEdge, nous avons discuté de l’art de la traduction et du rôle que joue la technologie avec Kristen Hernandez, propriétaire du cabinet de traduction Ally Translation et Marie-France Dunn, spécialiste de la traduction chez CarriersEdge. Nous voulions savoir pourquoi la culture est si importante, explorer les difficultés en matière de traduction propres à l’industrie du camionnage, et comprendre pourquoi l’IA et la traduction automatique sont des outils, plutôt que des solutions pour le contenu multilingue.
Le contexte culturel
La langue anglaise possède un avantage par rapport à l’espagnol et au français, car elle propose une « meilleure économie », selon Mme Hernandez, il est donc plus facile de jouer avec les mots et d’en inventer des nouveaux. Les anglophones créent des mots tout le temps – songez à emoji, helicopter parent, frenemy, air quotes ou humblebrag. Le français et l’espagnol sont beaucoup moins souples. Lorsque nous inventons des mots si facilement en anglais, nous ne pensons pas à la façon dont les autres langues doivent se débrouiller : il faut souvent une file de mots pour transmettre la même signification. Par exemple, le terme « results-oriented » se traduit par « un enfoque orientado a los resultados » en espagnol, ce qui rend la traduction beaucoup moins habile. Dans beaucoup de cas, certaines autres langues ne prennent pas la peine d’essayer et adoptent d’emblée le mot anglais (comme bromance, autotune et facepalm).
En matière de traduction, la culture et la géographie sont d’une importance capitale. Tout comme les Britanniques ont différents mots pour désigner un camion que les Nords-Américains (« lorry » plutôt que « truck ») et le coffre de voiture (« boot » plutôt que « trunk »), les dialectes français et espagnols parlés partout dans le monde sont très différents. En effet, le français du French Quarter de La Nouvelle-Orléans est bien différent de ce qu’on entend au centre-ville de Montréal. D’ailleurs, 21 pays citent l’espagnol comme langue officielle, et pour un traducteur, la décision d’utiliser un terme plutôt qu’un autre peut être assez épineuse.
Mme Hernandez se sert du Ngram Viewer de Google Livres pour déterminer la popularité d’un certain terme et décider quel mot employer, mais il existe d’autres considérations : le Mexique est le premier producteur de divertissement en langue espagnole, alors ce dialecte est le plus familier pour la plupart des gens. Au Texas, il s’agit d’un dialecte « Tex-Mex » qui se rapproche parfois plus de l’anglais, et c’est celui-ci qui est le plus approprié dans certaines circonstances. Lorsqu’on se penche sur une certaine nomenclature, cela devient encore plus complexe, car la géographie peut jouer un plus grand rôle.
Mme Hernandez tient aussi compte de l’auditoire de l’apprentissage en ligne : « L’environnement de travail de cette personne est anglophone, alors je veux que la terminologie et les règlements sur la sécurité soient faciles à comprendre. Lorsqu’il s’agit de choisir entre la langue pure et la langue pratique, je vais plutôt me ranger du côté pratique et m’éloigner du purisme. »
La traduction littérale en français et en espagnol peut aussi produire des textes erronés. Par exemple, « vehicle inspection » se traduit directement en français par « inspection de véhicule », mais ce n’est pas la bonne terminologie selon l’agence d’application de la loi au Québec. Dans le règlement, une inspection de véhicule s’appelle une ronde de sécurité ou « circle check » en anglais. Lorsqu’on crée une formation pour conducteurs sur ce sujet, toutes les références au « Rapport d’inspection de véhicule » doivent être remplacées par « Rapport de ronde de sécurité ».
Il arrive souvent que la terminologie propre au camionnage soit mal traduite par les machines ou l’IA, car les autres langues utilisent des mots complètement différents pour décrire un concept. Par exemple, une traduction automatique du terme anglais « glad hands » nous renvoie l’expression « mains heureuses » en français. Or, le terme exact est « têtes d’accouplement ». Pour un anglophone, la traduction en espagnol de « road rage », soit « furia al volante », est littéralement « fury at the steering wheel ». En français, « truck driver » peut se traduire par « chauffeur », « conducteur », « camionneur » et j’en passe. En espagnol, on retrouve les termes « camionero », « conductor de camiones » ou « conductor ». Les traducteurs humains veillent à ce que le mot juste corresponde au contexte.
Le mot « jackknife » pose un défi particulier pour Mmes Dunn et Hernandez. En français, le terme est « mise en portefeuille » décrivant le mouvement de l’ouverture et de la fermeture d’un portefeuille, ce qui fait bien rire les anglophones. En espagnol, la traduction littérale représente un couteau physique. Selon Mme Hernandez, il était difficile de trouver un mot équivalent en espagnol qui serait utilisé uniformément dans tous les cours de conduite préventive CarriersEdge. Dans des cas comme celui-ci, Mme Hernandez décrit la situation, puis ajoute le mot anglais entre parenthèses. Mme Dunn est du même avis, expliquant qu’elle a eu de la difficulté à traduire le mot « jerrican ». En français, ce mot se traduit par « nourrice », qui peut aussi être une gardienne d’enfants. Ce terme ne semblait pas refléter la réalité, surtout dans un cours sur l’efficacité énergétique pour conducteurs professionnels, alors elle a utilisé la traduction, puis ajouté le mot anglais entre parenthèses.
Trouver le sentiment
Selon Mmes Dunn et Hernandez, l’un des aspects les plus importants du métier de traducteur est le désir de s’exprimer avec la plume. Comme l’explique Mme Dunn : « Le bonheur de la traduction, c’est qu’on ne souffre jamais du syndrome de la page blanche. » Elles sont toutes deux d’avis qu’à titre de traductrices, il est crucial de chérir sa langue maternelle. En outre, il est important de maîtriser la grammaire et l’orthographe dans les deux langues avec lesquelles on travaille.
Lorsqu’elles abordent un texte en anglais, toutes deux insistent sur l’importance de la formalité en traduction. La façon dont on écrit un message à sa mère est différente de celle employée pour rédiger une plainte à l’intention d’un propriétaire de restaurant. La question de formalité est aussi essentielle dans le contexte de la formation, surtout lorsqu’on traite de règlements ou que l’on fournit des directives, des sujets qui sont assez formels. Les scénarios et les exemples sont souvent plus informels. En anglais, il n’y a pas de pronom pour marquer la formalité : le mot « you » est employé universellement. Cependant, tant en français qu’en espagnol, la formalité est communiquée par l’entremise des pronoms. En espagnol, « tù » est la forme informelle de « you », et « usted » est formel. Dans une bonne traduction, il est important de savoir dans quel contexte utiliser chaque pronom. Les traductions par l’IA ont tendance à passer de l’un à l’autre sans crier gare.
Alors pourquoi le fait de vouloir être écrivain est-il nécessaire pour obtenir une bonne traduction? C’est vraiment une question de communiquer avec son public. Lorsqu’un concept est mal expliqué, les autres ont de la difficulté à comprendre. Lorsque c’est mal traduit, l’effet est le même. À ce point, l’étudiant doit à la fois compenser pour une mauvaise traduction, et apprendre la matière. Mme Dunn explique que dans le cas de la langue que l’on traduit « vous devez comprendre la syntaxe, la grammaire, comment les choses sont dites, et où l’accent est mis… votre lecteur doit développer un rapport avec le texte… Vous devez fournir la même expérience que l’anglais procure au lecteur ».
Parfois un terme anglais ne correspond pas au même mot en français ou en espagnol, ce que Mme Dunn appelle de « faux amis ». Dans ce cas, le travail du traducteur est de trouver une manière d’exprimer le même sentiment au moyen de termes différents.
Un exemple pourrait se retrouver dans l’expression anglaise « level up », qui indique la progression dans un jeu vidéo. En anglais, cela fait aussi référence à une sorte d’amélioration. Mais en français et en espagnol, il n’existe pas de terme simple qui provoque le même impact. Lorsque cela se produit, les traducteurs tentent de trouver différents mots – donc « level up » devient « transformez » pour y donner le même oomph! (Google Traduction me dit que « oomph » se traduit par « sex appeal » en espagnol. Un parfait exemple démontrant que les machines ne comprennent pas le contexte.)
Qu’en est-il de l’IA et de la traduction automatique?
Le secteur de la traduction va vraisemblablement évoluer avec l’arrivée de l’IA. Google Traduction est beaucoup plus exact qu’il ne l’était en 2006, mais ni Mme Dunn ni Mme Hernandez ne croient que l’IA remplacera les êtres humains dans un proche avenir.
Mme Hernandez fait remarquer : « Je vois beaucoup de collègues en traduction qui se tordent les mains à cause de l’IA, et j’adore ce qu’un traducteur dit toujours, "les mathématiciens n’ont pas paniqué avec l’invention de la calculatrice et des feuilles de calcul Excel". Alors, on aura toujours besoin de nous, mais l’IA nous permet de prendre une plus grosse charge de travail, d’être plus efficaces et probablement plus précis. »
Dans l’industrie du camionnage, la langue et la terminologie sont essentielles pour comprendre l’équipement, les règlements et le processus de transport. Même en anglais il est parfois difficile de choisir un seul mot : est un « restart » ou un « reset » de 34 heures? Est-ce un gestionnaire de flotte ou un répartiteur? Un frein Jacob ou un frein moteur? Ce sont toutes des décisions que l’on doit prendre lors du développement d’un cours d’apprentissage en ligne afin d’être uniforme et compréhensible.
L’une des plus grandes difficultés en traduction, dont l’IA et la traduction automatique ne tiennent pas compte facilement, est le fait que le français et l’espagnol prennent plus d’espace physique que l’anglais. Pour un cours d’apprentissage en ligne, il s’agit d’un problème de taille. Une page en anglais se convertit souvent en une page et demie en espagnol, et parfois plus en français. La plupart des cours en ligne traduits comportent différentes versions. Toutefois, le ratio des pages des cours CarriersEdge est 1:1, quelle que soit la langue, ce qui permet à l’apprenant de passer d’une langue à l’autre en tout temps, car chaque page affiche le même contenu. L’apprenant a la même expérience dans une langue comme dans l’autre.
C’est pourquoi la traduction est un art –, les traducteurs ne font pas que prendre une liste de mots et les convertir aux termes correspondants dans une seconde langue. Ils songent au contexte culturel, se demandent si les concepts sont logiques, et évaluent l’espace disponible pour leurs textes. En outre, ils tentent de forger des liens avec leur auditoire, tout comme le texte original le fait. Mme Dunn admet que l’IA peut en accomplir beaucoup, mais : « Vous savez, nous traduisons pour des êtres humains, la rédaction et tout ce que nous faisons nécessitent donc une âme et un cœur humains. »